Aria Maillot : La dose fait le poison
par Camille Bardin, International Young Art Criticism 2024

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La plupart du temps, Aria Maillot travaille avec des matériaux périssables : du vin, du vinaigre ou du levain. Elle les fait rentrer en contact et se laisse surprendre quant à la forme que ces derniers prendront. L’une de ses oeuvres les plus emblématiques est mère de vinaigre. Une étendue de vin rouge au centre de laquelle on devine un gisant.

D’abord apathique, ce dernier s’étend. Sa présence gonfle inexorablement jusqu’à rendre aigre l’ensemble de la mare. Les jours passants, celle-ci s’assèche, se putréfie. La surface grisante devient grisâtre. La matrice se fait menace. Il y avait pourtant quelque chose de séduisant dans le fait de voir cette matière vivre, ces bactéries agir et le biofilm s’étendre. Mais si elle était présumée nourricière, cette membrane s’est finalement révélée toxique. Elle a fait fi d’aucune entrave, d’aucune limite. Elle est l’allégorie d’une mère chancelante, d’un parent qui aurait du mais qui n’a pu ou pas voulu.

Il y a bien sûr quelque chose de cathartique dans la démarche d’Aria Maillot. Dans ses peintures sympathiques, l’artiste couche sur la toile le souvenir d’un évènement intime.Influencée par la peinture préraphaélite, elle use de symboles pour représenter les moments dont elle souhaite débarrasser son esprit. Mais rares sont celleux qui réussiront à deviner ses histoires. Même peinte, la toile semble vierge car c’est avec une gouache blanche qu’Aria Maillot travaille au préalable. C’est seulement dans un second temps que l’artiste peut décider de nous donner à voir son histoire. Pour cela, il lui faut verser du vin rouge sur la surface. L’alcool alors déshinibe et révèle les contours de ses souvenirs.

Une fois visible, le dessin lui-même s’avère souvent ambiguë. Aria Maillot parle d’une « zone de conflit » où les matériaux s’oxydent, se craquèlent et se font péniblement comprendre. Face à une toile comme Ensemble à bora certains devinent une rencontre orgiaque quand d’autres pensent voir un charnier. Mais l’artiste nous laisse souvent seul·es maitres·ses de l’interprétation. Elle même est d’ailleurs projetée face à cette réalité d’antan qu’il faut maintenant tenter d’oublier ou de comprendre. À ce propos, la temporalité du processus de révélation est lui-même intéressant. Aria Maillot n’a que six mois pour faire apparaitre ses formes. Après cela, la chimie ne fait plus effet, la peinture reste silencieuse, emportant avec elle les souvenirs de l’artiste.

Je vois en ce geste révélateur une mise à nu, une manière de s’imposer un face à face avec son histoire et de se contrainte à engager un travail introspectif. Dans L’influence de Venus, on devine les contours d’une femme sans doute endormie, peut-être déjà tout à fait évanouie. Elle pourrait être une de ces venus écorchées dont le corps était dédié à l’exploration anatomique. Elle est sans doute un alter ego, une figure à laquelle la jeune fille qu’était Aria a tenté de tendre ; se laissant ainsi modelée par le regard des hommes. Cette femme que l’artiste a fait sortir d’elle est la force qui l’habitait. Un double qu’elle voulait rencontrer et comprendre. Ici étendue face à nous, elle nous contraint au voyeurisme : à la regarder changer, à voir sa chaire gangréner. Elle est le symbole d’une cruauté qu’Aria a fait subir à son propre corps.

Il y a quelque chose qui m’émeut dans le fait de voir Aria Maillot se dire et se découvrir à travers ses oeuvres. Elle semble comme découvrir les pouvoirs qu’impliquent le fait d’être artiste. Tantôt fascinée par l’alchimie entre deux matières, tantôt intimidée à l’idée d’être la seule responsable des formes qui jailliront de ses oeuvres. En travaillant avec toutes ces matières vivantes, c’est comme si elle s’était trouvée des compagnes d’atelier, des forces extérieures à qui elle pourrait confier ses envies et ses peurs.

Camille Bardin — juin 2024

Les présences dissimulées d’Aria Maillot
par Alexiane Trapp, 2024

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J’entends Aria Maillot se présenter. Elle dit qu’elle est peintre. Puis elle ajoute qu’elle a été cuisinière. Elle annonce qu’elle va nous raconter une histoire. Elle boit par grandes gorgées ce qui pourrait être du vin. Elle parle de filtre, ou de philtres, je ne sais plus, déjà Aria brouille les signes de ce qu’elle nous donne et les contours de ce qu’elle peint. Puis je vois une grande toile blanche. En me rapprochant je distingue des traces de gestes, des formes, je vois les épaisseurs des couches de peinture. Il y a différentes teintes de peinture blanche, je ne sais pas ce que je vois et pourtant je sens que je suis invitée à observer. Mon regard circule en essayant de comprendre ce qu’elle a voulu me partager. Je sens que tout est dissimulé, autant dans la peinture que dans les sujets abordés, alors que tout est sous mes yeux, sur ses Peintures sympathiques.

D’autres de ses toiles sont dévoilées, ou plutôt révélées par le vin rouge, ce sont des peintures vivantes. Si le vin peut désinhiber la parole et les corps, il peut aussi, dans le travail d’Aria, rendre les formes visibles quand l’alcool est versé. Dans les coulures verticales, je reconnais par fragments les traits d’un visage, des masses d’animaux, des bras ou des jambes, des arbres qui ont l’air de pleurer, des silhouettes en négatif, des fruits en reliefs, des paysages aqueux. Les formes s’entremêlent, se confondent presque, coulent toujours. Grâce à ce processus de métamorphose organique, dans un mélange de peinture et de pH, Aria modifie l’attention que nous portons à la toile. Elle remet en question notre point de vue en tant que regardeur.euse. Notre rapport frontal à l’œuvre est devenu instable, nous ne sommes plus dans l’analyse des symboles et des représentations, c’est un autre rapport à ce que nous voyons et à ce que nous sentons, parce que des odeurs vinaigrées se dégagent dans ses Mères de vinaigre, parce que la matière est sensible et ce qui apparaît devant nous est aléatoire. Le vin construit l’image autant qu’il l’abîme, l’oxydation ou les craquèlements modifient et déforment les scènes peintes. L’organicité prend le dessus et nous invite à aller éprouver la peinture de plus près.

Aria ne cristallise pas un rapport distancié au monde vivant, contrairement à notre héritage de la peinture de paysage occidentale, puisque que ses toiles ne sont pas juste devant nous et hors de nous, elles évoluent comme les corps qu’elle peint et les relations qu’elle évoque. Il y a quelque chose qui fane dans la peinture d’Aria, quelque chose qui passe. L’aspect narratif de son travail est directement lié au temps qui passe et trouve son inspiration dans les peintures préraphaélites et romantiques où la place du paysage est importante et où les corps féminins représentent moins des personnes que des symboles. Là où Aria voit des paradoxes, ses peintures sensorielles s’en imprègnent. Pharmakon, Une chanson aigre-douce, L’influence de Venus, Copains comme cochons, entre séduction et répulsion, les titres donnés aux œuvres créent une tension entre le visible et l’invisible. Si chacune des toiles raconte un récit intime, ce qui est caché ou révélé raconte ce qui nous concerne tou.s.tes : des histoires d’amour, de ruptures, de famille, d’attachement, de plaisir, d’excès, de deuil. Aria embrasse nos états affectifs dans des couches successives de peintures et les couleurs rouges, roses, vertes, ocres, grises du temps qui passe renvoient directement à ça, à ce qui évolue, à ce qui périt. Rien n’est figé, rien ne reste, tout sera absorbé et ce n’est pas triste.  

Dire que le travail d’Aria se limite à la peinture serait omettre ce qu’elle cherche à nous transmettre. Son travail tâche, coule, croupit, sent, pourrit mais surtout, il vit. Le chercheur Éric Méchoulan, dans un texte sur l’origine de la peinture, dit qu’au-delà de la ligne tracée, il y a d’abord « une main animée d’un désir de présence » et je crois que c’est là tout ce que raconte le travail d’Aria Maillot. Les processus de transformation organique sont ses langages visuels et picturaux utilisés pour nous faire ingérer tout ce qui nous relie dans la plus simple organicité du vivant autant que dans notre plus grande intimité humaine.  

Alexiane Trapp, 2024